Environ 800 médecins et 7 800 infirmières pour 12 millions d’élèves : le milieu scolaire peine à soigner la souffrance psychique des jeunes
Écrit par Jonathan PIRIOU sur juin 12, 2025
Après les meurtres d’une lycéenne à Nantes et d’une surveillante à Nogent, le gouvernement a annoncé des mesures visant à une meilleure prise en charge de la souffrance psychique des élèves. Mais les professionnels dénoncent, eux, des moyens insuffisants depuis des années.
“Il faut regarder la santé mentale des jeunes en face.” Au lendemain du meurtre d’une surveillante du collège Françoise-Dolto de Nogent (Haute-Marne), poignardée par un élève de 14 ans, Marine Tondelier estime que “c’est un problème sociétal qui ne pourra pas être résolu par plus de forces de l’ordre ou des portiques”. La secrétaire nationale des Ecologistes a réagi sur franceinfo, mercredi 11 juin, aux annonces de François Bayrou, qui veut travailler à “l’expérimentation” de portiques de sécurité à l’entrée des établissements scolaires, en plus d’interdire la vente aux mineurs de “tout couteau qui peut constituer une arme”.
“Avant de parler de sécurité, il faut parler de prévention (…) Les précédents drames pointaient des difficultés au niveau de la santé mentale des jeunes”, a également appuyé sur franceinfo(Nouvelle fenêtre) Elisabeth Allain-Moreno, secrétaire générale du syndicat enseignant SE-Unsa. Fin avril, le lycéen nantais suspecté d’avoir tué une camarade d’une cinquantaine de coups de couteau présentait un profil “suicidaire”. A la demande de sa mère, il avait consulté des professionnels, les mois précédents, à la Maison des adolescents de Nantes.
Si le suspect de Nogent ne présentait “aucun signe évoquant un possible trouble mental” avant le meurtre de son assistante d’éducation, il est apparu auprès des enquêteurs “en perte de repères quant à la valeur de la vie humaine, à laquelle il ne semble pas attacher d’importance”, a fait savoir mercredi le procureur de Chaumont.Outre ces cas les plus graves, les études sont unanimes : les jeunes vont très mal depuis le Covid-19, et ils allaient mal avant. Une enquête de Santé publique France(Nouvelle fenêtre), publiée en avril 2024, montre par exemple que les collégiens et les lycéens ont connu une nette dégradation de leur santé mentale entre 2018 et 2022. Environ 14% des collégiens et 15% des lycéens présentaient un risque important de dépression en 2022. “Cela fait vingt ans que nous constatons une augmentation lente et permanente des expressions de souffrance”, rapportait à franceinfo le pédopsychiatre Guillaume Bronsard en mai 2024.
Face à ce constat dramatique, le gouvernement a érigé la santé mentale comme grande cause nationale. Mi-mai, le ministère de l’Education(Nouvelle fenêtre) a ainsi lancé un plan sur la santé scolaire. Mais les annonces d’Elisabeth Borne “ont entériné le mépris” envers les personnels, selon le Snes-FSU(Nouvelle fenêtre). Infirmières, psychologues et assistantes sociales de l’Education nationale ont manifesté mardi, une mobilisation qui était prévue avant même la tragédie de Nogent. Ils dénoncent principalement des moyens insuffisants.
L’école “manque de professionnels pour accompagner et identifier, le plus précocement possible”, les situations de mal-être ou de troubles psychiques chez les adolescents, confirme Saphia Guereschi, infirmière scolaire en Bourgogne et secrétaire générale du Snics-FSU, qui représente la profession.
Seuls 20% des élèves de sixième passent une visite médicale
Alors, l’Education nationale est-il l’“un des principaux déserts médicaux de ce pays”, comme dénoncé par Marine Tondelier ? Prenons les chiffres de plusieurs corps de métier de la santé scolaire. A commencer par les médecins : en 2022, la France en compte à peine plus de 800 pour 12 millions d’élèves, soit une diminution de plus de 28% en moins de dix ans, selon un rapport sénatorial(Nouvelle fenêtre) reprenant les données de la Direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco). En conséquence, ils peinent à remplir certaines de leurs missions, même les visites obligatoires. “En sixième, moins d’un enfant sur cinq en bénéficie alors qu’elle est en principe universelle”, note un rapport de la Cour des comptes(Nouvelle fenêtre).La situation n’est pas meilleure pour les infirmières scolaires. “Nous sommes environ 7 800, alors qu’il en faudrait 23 000″, estime Saphia Guereschi, qui s’occupe de deux collèges ruraux dans l’Yonne, et de la trentaine d’écoles du secteur. En termes de santé mentale, “les jeunes viennent nous voir pour des ‘petits’ maux, comme un chagrin d’amour, mais c’est très important de traiter ça sur le moment, car cela a une importance capitale pour eux. En les aidant sur ça, on peut également identifier d’autres ‘gros’ maux, comme l’inceste”, détaille l’infirmière. A son échelle, elle a constaté une augmentation de “la scarification”, “des troubles du comportement alimentaire” et “des actes suicidaires” ces dernières années.
Le ministre de la Santé, Yannick Neuder, a dévoilé mercredi au Parisien(Nouvelle fenêtre) les ambitions du gouvernement pour améliorer le repérage et l’accompagnement des jeunes qui font face à des troubles psychiques. Certaines mesures reprennent celles d’Elisabeth Borne. Dans les objectifs : former deux adultes repères dans chaque établissement du second degré et chaque circonscription du premier degré d’ici 2026, former 100% des personnels de santé scolaire au repérage précoce… “Sans moyens financiers, on ne voit pas bien comment ça peut fonctionner”, a rétorqué à l’AFP Catherine Nave-Bekhti, secrétaire général de la CFDT Education.
Des psychologues scolaires débordés
Dans l’académie de Créteil, Géraldine Duriez est psychologue. Cette responsable syndicale au Snes-FSU tourne sur trois établissements du second degré, en plus d’assurer des permanences au Centre d’information et d’orientation (CIO). En moyenne, on dénombre un psychologue pour environ 1 500 élèves dans le premier degré, et un pour 1 000 élèves dans les collèges et les lycées, selon un rapport de l’Education nationale(Nouvelle fenêtre) publié en 2021. Pour Géraldine Duriez, “pour bien faire notre travail, il faudrait que l’on soit un psy pour 600 jeunes.”
Entre les élèves en situation de décrochage, ceux en situation de handicap, ceux en signe de souffrance psychique, ceux qui sont harcelés ou qui harcèlent… “Il y a clairement des files d’attente” qui se mettent en place, regrette Géraldine Duriez. Selon elle, les personnels de santé scolaire et les CPE manquent également de temps pour se concerter. Or, il est toujours plus pertinent de “croiser les regards sur la situation d’un élève” afin de lui proposer le meilleur accompagnement.
Géraldine Duriez rappelle par ailleurs que les jeunes en situation de mal-être ne sont pas tous destinés à être violents. Et que les causes de la violence des mineurs restent multiples. “On est dans une société qui n’est pas au meilleur de sa forme.”
Un constat partagé par Eric Debarbieux, psychopédagogue. Lors des entretiens qu’il a menés pour écrire son livre Zéro pointé ? Une histoire politique de la violence à l’école, il a relevé une “inflexion des violences et du harcèlement en milieu scolaire liés au rejet de l’autre – sexisme, homophobie, racisme”, et qui correspond, selon lui, aux “discours de certains adultes”. D’après lui, toutefois, “il n’y a pas d’augmentation en moyenne de la violence à l’école”, excepté les cas les plus violents (et médiatisés) qui ont visé des membres du personnel éducatif ces dernières années.
“On a supprimé plus de 100 000 postes et on paye les pots cassés”
Mercredi, François Bayrou a quand même évoqué la santé mentale des adolescents. Il a appelé parents et éducateurs à mieux savoir détecter “les signes qu’un adolescent ne va pas bien”, et souhaite que, “à la première alerte, (…) il puisse y avoir un examen, un diagnostic ou une proposition de traitement”. Saphia Guereschi déplore une déconnexion avec la réalité du terrain. “Ce sont les déclarations de quelqu’un qui n’y comprend rien (…) Notre travail est celui du temps long (…) Il n’existe pas de test biométrique pour la santé mentale des jeunes et il n’y en aura jamais.”
Le chef du gouvernement a lui-même reconnu qu’“on manque cruellement” d’infirmières et de psychologues. Mais il ne s’est avancé sur aucune mesure spécifique à ce sujet. “La médecine et la psychologie scolaire ont été la variable d’ajustement de l’Education nationale il y a quinze ans de ça. A l’époque, on a supprimé plus de 100 000 postes et on paye les pots cassés maintenant”, contextualise Eric Debarbieux.En dehors de l’école, d’autres structures s’occupant de la santé mentale des jeunes sont en perdition. Dans un rapport publié en novembre 2021, la Défenseure des droits, Claire Hédon, signalait que “plus d’une dizaine de départements [étaient] totalement dépourvus de pédopsychiatres libéraux”.
Avec son plan, Yannick Neuder a dit vouloir favoriser “une psychiatrie de proximité, lisible et accessible”, pour mieux traiter avant, pendant et après une crise aiguë. En libéral, il veut notamment atteindre 12 000 psychologues conventionnés pour Mon soutien psy d’ici 2027, contre 6 000 aujourd’hui. Pour “reconstruire” la psychiatrie, il souhaite aussi porter le nombre d’internes dans cette spécialité de 500 à 600 par an à partir de 2027. Des mesures qui n’ont pas convaincu le secteur. “On prend ces mesurettes, mais ça ne va pas résoudre quoi que ce soit”, a regretté auprès de l’AFP Jean-Pierre Salvarelli, du syndicat des psychiatres hospitaliers.